Inventorier

Comment dire mieux l’inventaire que par le mot même qui le désigne car, plus que le substitut d’une mémoire qui se refuse, il semble bien être en charge de l’inventer : wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww L’inventaire repose sur une ambiguïté. Chargé de collecter et classer des objets ou des faits qui, par le fait même de cette classification, basculent dans le passé, l’inventaire crée notre présent.

Or, ce présent se construit tout autant sur l’oubli de ce qui a été écarté (que se soit dû à un simple oubli ou à l’impossible exhaustivité de tel ou tel inventaire, ou encore à l’impossibilité de le présenter dans sa totalité) que sur la différence produite par la déterritorialisation/reterritorialisation du matériau collecté. wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww Ainsi, il en va de l’inventaire comme du souvenir, nous les croyons/voulons être l’exacte réplique d’une expérience passée alors que par la différence qu’ils présentent avec cette même expérience passée (et qui leur est constitutive) ils ne peuvent qu’être ouverture à expérience future[2].

Que peut la photographie dans cette entreprise alors même qu’elle reçut pour mission – dés son invention – d’inventorier le monde [3]? wwwwwwwwwww Ou plutôt que peut la photographie dans cette entreprise sinon mettre en critique son presque synonyme ?

Le problème qui se pose au photographe quand il croit remplir la tâche qu’Arago lui a assigné n’est pas, seulement, de savoir si ses photos sont bonnes, s’il a fait les bons choix techniques… wwwwwwwwwwwwwwwwwww Le problème, et qu’il ne peut résoudre, c’est le problème que pose la censure produite par la césure de l’acte photographique (et que pose, à sa manière, l’inventaire), c’est le problème que pose ce qui ne sera pas. wwwwwwwwww C’est rendre visible, non pas « le réel » mais un réel. wwwwwwwwwwwwwww C’est créer un réel par soustraction : les îles grecques n’existent que sous le ciel bleu, l’Irlande que sous la pluie, sans parler de nos conformations aux modèles proposés par des images toujours plus canoniques, exponentiellement canoniques. wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww C’est créer un réel plus réel que « le réel » dont on ne saurait faire l’expérience.

De même que nos inventaires ne sont jamais ouverture à l’expérience de ce qui les constitue mais ouverture à l’expérience de l’inventaire en tant que tel, nos images ne sont, bien évidemment, pas ouverture à expérience de ce « plus que réel » mais ouverture à expérience de l’image en tant que telle.

Et c’est, pourtant, ce que dans notre volonté de ne pas oublier, nous ne cessons de vouloir oublier.

Alors se pose la question : faut-il en arriver à vider l’image, ou l’inventaire, de tout rapport avec son référent pour pouvoir en faire l’expérience ? (Mais sera t-elle encore une image ? Sera t-il encore un inventaire ?) wwwwwwwwwww Ou plutôt, jouant de ces contradictions qui semblent ne pouvoir se résorber, : qu’inventorier ou que photographier, qui ne vienne entraver cette expérience à venir sinon le vide (lui-même contradiction) ?



[1] Ici je reprends le titre de l’exposition de groupe « Inventaire », Espace « 1789 », St‑Ouen, commande du conseil général de Seine St Denis en partenariat avec l’université Paris-8 (département Photographie & Multimédia), à laquelle je participais et dont le travail présenté est l’objet du présent mémoire. retour

[2] L’inventaire n’est jamais ouverture à l’expérience de ce qu’il a en charge d’inventorier mais seulement ouverture à l’expérience de lui-même. retour

[3] Cf. le discours inaugural de la photographie prononcé par Arago devant l’académie des sciences retour

« Inventaire » [1] (premier moment)